Comment la 'merdification' du web impacte la mode
Si vous ne savez pas grand chose sur la mode, ça va bientôt se savoir & Plaidoyer pour la presse print
Hello, c’est Saveria, j’espère que vous allez aussi bien que moi qui vous écris en direct de Londres.
L’autre soir, lors d’un dîner des podcasteurs soutenus par Spotify, je parlais IA avec Alice Moitié et un autre podcasteur qui nous mansplainait quelque peu. Alice expliquait comment elle testait différents prompts avec l’IA et s’étonnait que l’on ne se réjouisse pas tous d’avoir un nouvel outil de travail gratuit à disposition. Quand vint mon tour, je racontais comment l’IA s’était trompée dans des dates d’archives presse des années 1960 au point de me faire perdre une demie journée de recherche quand j’espérais gagner quelques heures sur mon travail de thèse. Bref. Un sujet sur l’IA et la mode trainait parmi mes brouillons depuis un moment et cette conversation m’a convaincue de terminer cette newsletter que vous vous apprêtez à lire. Parce que, en réalité, ce n’est pas l’IA qui m’obsède actuellement mais un autre phénomène qui, vous allez voir, est lié : la merdification du web. C’est parti.
Rappel des faits
En 2022, le journaliste américain Cory Doctorow crée le terme “enshittification” afin d’alerter sur ces réseaux sociaux de moins en moins intéressés par l’expérience utilisateur et de plus en plus guidés par le profit. Dans ses articles pour Wired et Financial Times il analyse un processus selon lequel, une fois les utilisateurs captés, une plateforme se transforme en page de pubs à la mémoire courte. Mais, la ‘merdification’ (dérivé du terme anglais) va prendre une autre ampleur…
En août 2023, Skyblog ferme définitivement et l’INA récupère les archives in extremis. En mars 2024, Le Monde devient le premier (et seul) média français à s’associer à OpenAI. Cela signifie que ChatGPT peut aller piocher dans son contenu pour vous offrir des informations le plus juste possible tout en vous renvoyant vers les articles plus longs du journal pour en apprendre davantage. Les autres médias, évincés de ce partenariat financier, envisagent, comme de nombreuses entreprises, de développer leur propre intelligence artificielle à la ChatGPT. Or, en cloisonnant des milliers de versions de ChatGPT, les utilisateurs de chacune d’elle en viendraient à dialoguer en vase clos, puisqu’ils n’auraient pas accès à l’entièreté des informations disponibles sur le web mais seulement à celles obtenues par leur entreprise, leur média etc. Ensuite, à l’été 2025, YouTube renforce la valorisation des vidéos courtes en les laçant automatiquement sur la plateforme. Depuis, 25 millions de shorts reels sont ajoutés chaque mois sur YouTube - ce qui incitera, à terme, à faire du tri dans les serveurs de stockage. Enfin, et, c’est l’information la plus importante à retenir : en septembre dernier, pour contrer cette concurrence que représente ChatGPT, Google a retiré son +100. Je répète : Google a retiré son +100 !!!
Ça ne vous fait rien ? Pourtant, c’est la plus grande prise d’otage numérique. Car Google n’a pas seulement retiré la centième page de recherche accessible, il les a globalement limité à une dizaine. Tandis que Google existe depuis 1998, vos recherches (ainsi que celles des IA) seront limitées aux années les plus récentes, aux sites accueillant le plus de visites et aux contenus mis en ligne gratuitement (ChatGPT n’a pas le droit d’aller piocher dans un ebook ou dans un contenu réservé aux abonnés, cela va de soi). Cette rétention d’informations est destinée à complexifier la fouille des IA dans les limbes du web. Mais, elle limite également nos connaissances à nous et redessine le paysage des interfaces. Le web entier se merdifie.
Maintenant que les faits sont posés, quel est le rapport avec la mode ?
Je doute qu’aucun professionnel de mode n’ait pas déjà subi les conséquences de cette bataille des GAFA durant sa journée de travail. Vous savez ? Cette sensation qu’internet ne suffira pas à raviver ce lointain souvenir qui complèterait pourtant à merveille notre article, moodboard ou présentation. Faisons l’expérience avec Karl Lagerfeld, qui s’est allègrement prêté au jeu des interviews tout au long de sa carrière. Il y a encore peu de temps, en cherchant les interviews données par le Kaiser dans la catégorie “Actualités” de Google, on ne serait tombé que sur ses interviews. Désormais, il faut attendre le 6ème lien proposé pour lire une interview de Karl (pour le moins étonnante). Au total, sur les dix pages de GoogleActu, seulement 6 liens renvoient vers des interviews de Lagerfeld.


Ce n’est qu’une (très) simple illustration du phénomène en cours dans nos espaces virtuels. Mais cela a diverses conséquences. Premièrement, si on pensait que le talent de notre génération consistait à savoir traiter et synthétiser un grand nombre de données, on s’est trompé. Puisque ces données vont être proposées au “compte goûte”. Deuxièmement, et d’un point de vue purement mode, si le web a pu - dans un premier temps - fournir des connaissances historiques facilement à ceux qui en avaient peu (ou pas), c’est terminé.
Les contenus créés et proposés, particulièrement sur les réseaux sociaux, vont donc progressivement se distinguer en deux catégories :
1) ceux créés à partir des bribes de connaissances et informations disponibles gratuitement sur le web ; et 2) ceux créés à partir de connaissances disponibles exclusivement dans des livres, bibliothèques, centres d’archives, collections privées,…
Les savoirs-de-mode-numériques se remarquent déjà dans les contenus qui adoptent la tendance des références aux archives. Ce n’est pas anodin que les mêmes looks des mêmes shows des mêmes années reviennent toujours en boucle dans ces vidéos et carrousels. C’est parce que ce sont les looks les plus accessibles, cités, visibles, cliquables !
Autre exemple avec le défilé Voss d’Alexander McQueen en 2001 - mon éternel FOMO. Sur Google Images (qui ne recense plus en pages mais en scrolling), sur les 21 premières images proposées, 17 sont vraiment relatives à ce défilé. Mais, alors que cette collection comprenait 78 looks, ce sont les mêmes 6 looks qui reviennent en boucle, et ce même sur les images/pages/scrolls suivants. Le tout sans compter que c’est souvent la même image qui a été reprise par différents médias ou comptes Instagram. En somme, le même point de vue.
Cela revient à dire que, petit à petit, on alimente sans cesse les mêmes sources historiques en créant un métadiscours auto-référencé à l’infini. On passe notre temps à sur-citer les mêmes choses. Ainsi, scripter sa vidéo à partir de ChatGPT conduira inévitablement à des à peu-près. Et sourcer ses connaissances sur Google incitera à produire les mêmes discours (visuels et verbaux) indéfiniment.
L’esthétique homogène engendrée par les réseaux sociaux et décriée par les professionnels de l’image depuis longtemps ne s’étend donc plus seulement aux images artistiques mais carrément aux images historiques et, pire encore, aux discours. L’harmonisation se remarque désormais à tous les niveaux de la création d’un contenu quel qu’il soit. À terme, tout le milieu de la mode pourrait se mettre à montrer, dire et écrire la même chose !
Et, j’ai beau être fan du genre, il n’y a pas besoin de recourir à la SF pour s’apercevoir que je parle bel et bien du présent. La preuve, récemment, avec toutes les annonces de changements de postes des directeurs artistiques. À chaque fois, les mêmes portraits, minis biographies et titres de dépêches inondaient le web. Lorsque Matthieu Blazy a été annoncé chez Chanel, mon feed Instagram ressemblait à un jour de bug. Idem, quelques mois plus tard, lorsqu’il a présenté sa première collection et que tous les comptes y allaient de leur même photo d’archive référençant chaque look du runway. L’évidence, pour ne pas dire la facilité, avec laquelle est traitée l’actualité chaude dans la mode transforme l’information en itération. C’est à dire en un contenu vide de sens car tellement reproduit qu’il ne relève plus de l’actualité mais d’un hoquet général. Un bug systémique.
Je crois néanmoins déceler un début de solution pour que la mode - qui “ne vit pas dans le passé mais porte son passé comme une ombre”, tel que le disait André Leon Talley, - ne sombre pas dans l’amnésie numérique.
Pour continuer à bien faire son travail (de journaliste, chercheur, commentateur, critique, influenceur, etc) : il suffit d’investir financièrement. Acheter des livres, acheter des magazines, prendre un abonnement dans une médiathèque, sympathiser avec les responsables des centres d’archives, se rendre dans des librairies de seconde main, fouiller les brocantes, s’abonner à des plateformes documentaires, s’abonner à Vogue Runway, etc, etc.
Ce qui va faire la différence, c’est le travail effectué hors-champ numérique. Tandis que, sur les réseaux, l’industrie de la mode médiatique est soumise au régime de la quantité depuis plusieurs années, j’ose croire que la qualité sauvera prochainement les discours numériques de mode. Sinon, ces discours risquent de finir par ressembler à un immense bouche à oreille.
Je ne veux pas conclure cette newsletter en me prenant pour un oracle. Mais, force est de constater que la démocratisation de la mode grâce à internet va, certes lentement, prendre fin. Les marques et médias produiront toujours autant d’images et vidéos visibles par le grand public, bien sûr. Néanmoins, les nouveaux entrants ne pourront pas se contenter d’internet ni de sa supposée gratuité. Au contraire, les contenus les plus inédits seront à nouveau produits par les personnes et institutions ayant des accès réels et exclusifs au milieu de la mode. Des personnes, littéralement, investies.
Alors, je ne sais pas s’il s’agit d’une note positive ou négative, mais je suis convaincue d’une chose : les grands gagnants de la merdification du web seront les collectionneurs en tout genre qui encombrent leurs caves de magazines depuis leur adolescence, ceux qui décorent leurs appartements de coffee table books trop longtemps méprisés et autres passionnés discrets qui, finalement, ont toujours privilégié le contenu pendant que tout le monde regarde le contenant.





Super intéressant. Petit retour de hype des rats de bibliothèques en perspective 📚
Merci beaucoup, c'était passionnant. Sur la question de l'IA et du truc en vase clos, ça fait un saut dans ma tête avec un truc que j'ai lu sur Substack (mais où bon sang, où ?) qui parlait du fait que L'IA s'autonourrissait et donc qu'on arrivait en illustration à des images de plus en plus jaunes, car il n'y a rien pour nourrir L'IA autre que ce qu'elle produit maintenant qu'elle a fait le tour du Web. Et donc que c'est la porte ouverte sur son autodestruction car elle est incapable de créer un contenu absolument inédit et innovant.