Conversation avec moi-même : pour ou contre le balletcore ?
Balletcore, Tradwife, Cleangirl & autres aspects du conservatisme
Depuis avril 2025, Prime Vidéo diffuse une nouvelle série, “Étoile”, dans laquelle Charlotte Gainsbourg joue le rôle de la directrice de l’Opéra de Paris. Je me suis arrêtée au premier épisode. Pour la défense de cette mini-série réalisée par les créateurs de “The Marvelous Mrs Maisel”, je n’ai jamais rêvé d’être une danseuse. Contrairement à “toutes les petites filles” (et à ma soeur), cet univers ne m’a jamais attiré. J’avais déjà tellement d’obsessions girly. Même les chaussures ballerines Repetto, incontournables au collège, ce n’était pas mon truc. J’ai porté des ballerines pour la première fois en 2022, lorsque The Row en a sorti une paire (achetée depuis en plusieurs coloris). Comme quoi, il ne faut jamais dire jamais.
Le retour de la tendance ballerine porte désormais très mal son nom. Tout comme sa version anglophone, le balletcore, puisqu’il semble que nous assistions à une tendance de fond et non à ce que les anglais appellent une fad, un phénomène passager incarné par le suffixe “core”. Quelque soit le terme grâce auquel vous l’identifiez, cette esthétique prend une tournure symbolique inquiétante. À force de répétitions depuis 2022, l’univers du ballet s’est intégré de façon subtile et avec une permanence troublante. Je vais y revenir dans la deuxième partie de cette newsletter qui n’est pas du tout consacrée aux danseuses, aux vraies. Je serais bien mal placée. Ici, je me concentre sur la figure de la danseuse dans l’imaginaire collectif. Ce qu’elle nous renvoie socialement à travers des référents culturels historiques qui n’ont sûrement pas grand chose à voir avec la réalité.
Les artefacts de la danseuse sont partout dans la mode et sur les réseaux sociaux, au point que je me surprends à vouloir acheter un cache-coeur et à porter des ovni du genre les sneakerina de Puma, officiellement appelées Speedcast. Alors, malgré l’hyper-sexualisation historique de la danseuse en tant que femme volontairement fragile qui met son corps au service du spectacle, faut-il être pour ou contre le balletcore ?
POUR
Je vais employer deux termes que je n’aime pas du tout, mais on ne peut pas lutter seule contre la langue française si l’on ne s’appelle pas Aya Nakamura. Tous les éléments du style ballerine ont quelque chose de réconfortant, voire de régressif.
Commençons par l’aspect réconfortant.
Le vestiaire masculin est un vestiaire inspiré des uniformes de travail, du jean à la veste de peintre en passant par le costume. En revanche, le vestiaire féminin dispose d’inspirations moins tangibles, plus oniriques. Adopter un style danseuse permet donc de sortir du registre abstrait pour se référer à un métier - socialement perçu comme positif - qui dispose d’un uniforme vestimentaire dont chaque composant a une fonction pragmatique. Les vêtements de la ballerine, du fait d’être moulants, souples et respirants, sont fonctionnels. On peut tout faire avec, même danser. En arborant un style balletcore, on s’attribue les codes d’une profession. Et rares sont les esthétiques disponibles au sein de la mode féminine qui permettent de se manifester au monde avec autant de clarté. Afficher un look ballerine revient à dire “je suis tonique, je suis à l’aise avec mon corps, je suis rigoureuse, je suis cultivée” et autres idées reçues sur le quotidien d’une danseuse d’opéra.
Autre critère de cet aspect réconfortant : l’esthétique ballerine nous permet de contourner les déboires de la minijupe (par son association au legging) et les contraintes des chaussures à talon sans pour autant nous exclure d’une performance de genre (féminin) normée.
La ballerine est l’un des parangons de la féminité normative alors même qu’elle s’est émancipée des chaussures à talon, de la jupe qui découvre l’entre-jambe et des décolletés plongeants. Mais, là aussi, le confort de cette tenue sportive - parce que, oui, les ballerines sont des athlètes - a été obtenu progressivement. Je rappelle qu’à la Renaissance, la majorité des danseuses qui se produisent lors de spectacles sont des danseurs. Les métiers de la scène et de la mise en scène de soi sont réservés aux hommes (bien sûr). De toute façon, ce n’est qu’à partir de Louis XIV que la danse devient un art noble. Et ce n’est carrément qu’au 18ème siècle que les ballerines d’opéra font parler d’elles, particulièrement Marie-Anne de Camargo qui a introduit les chaussettes plates, ancêtres de ballerines.
Enfin, dernier critère de réconfort, le style ballerine véhicule un idéal de sororité. Les danseuses sont réputées pour vivre dans une sorte de phalanstère (l’opéra) où la non-parité bénéficie aux femmes. Les danseuses sont parmi ces catégories socio-professionnelles qui évoluent entre femmes. Malgré les coups bas et l’esprit de compétition que la pop-culture adore scénariser, apercevoir une danseuse évoque automatiquement l’idée d’une femme qui fait corps avec ses consoeurs : le fameux corps de ballet. L’aspect réconfortant du look ballerina vient ainsi du fait qu’il n’est pas construit en opposition ou en compétition avec les autres femmes, contrairement, par exemple, à la cagole, qui existe pour catégoriser les femmes entre vulgaires et non vulgaires.
Passons maintenant à l’aspect régressif.
Si la carrière d’une ballerine démarre dans l’enfance, sa parure demeure inchangée au fil des années. Les dominantes de rose et beige, jupes tutus, souliers de satin et maquillage à paillettes vont l’accompagner toute sa vie. Grâce à elle, les parures qui constituent “la petite fille” sont sublimées à l’âge adulte. Ainsi le balletcore permet de légitimer dans le vestiaire des femmes devenues adultes tout ce qui a formé leurs goûts, socialement construits, au plus jeune âge.
Parmi ses conseils mode devenus de tendres préceptes de boomer, Karl Lagerfeld avait celui-ci : “voyez la vie en rose, mais n’en portez pas.” On parvient à déceler le pourquoi du comment Lagerfeld en est arrivé à cette déclaration : le rose est loin de la radicalité du noir et blanc qui régissent les codes Chanel. Le rose a même longtemps été une couleur sans nom, associée au rouge et au beige. Il s’agissait surtout d’un pigment pictural permettant de représenter la chair et le corps, jusqu’à l’arrivée des danseuses professionnelles au 19ème siècle. Avec elles, le rose devient une couleur à part entière et un attribut de la féminité. Mais, à l’époque où le kaiser nous fait cadeau de cet énième aphorisme, le rose est considéré comme très kitsch (si j’ai bien lu la chronologie retracée par Michel Pastoureau). Les femmes en rose sont donc vulgaires, excentriques, instables. Sauf…les ballerines ! Adopter la tendance balletcore permet de légitimer son attrait pour le rose et autres parures de petites filles (body, tutu, collants colorés,…) auxquelles les femmes sont accoutumées dès l’enfance. Et, comme vous le savez depuis Bourdieu, nos goûts ne viennent pas de nulle part. Notre capital culturel fait pâle figure face à ce que l’on nous a appris à aimer avant même que notre cerveau soit définitivement formé.
Enfin, le style ballerine renouvelle quelque peu le off-duty look, la fameuse tenue hors-scène dans laquelle les artistes sont paparazziés. Si l’on prend la photo de Bella Hadid, chaussée des sneakerina de la marque Vivaia (modèle “Christina”), ce look permet : 1) de signifier au monde qu’elle pratique ou a récemment pratiqué un sport et 2) de créer une rupture visuelle avec son style quotidien ultra-sexy. Elle reste féminine, même dans l’effort physique, tout en se baladant sur le spectre vestimentaire de la femme sage à la femme fatale.
CONTRE
“Femme sage” ou, plus précisément : femme docile.
La ballerine, aspirante danseuse étoile, mène une vie de contraintes, de privations, d’efforts déraisonnés, de restrictions alimentaires, de dépassements physiques,… Parce que seule la meilleure gagne, la ballerine incarne intrinsèquement l’idéal féminin inatteignable. Le terme d’“étoile” n’est pas anodin. Sans compter sur le fait que la ballerine se tait, c’est son corps qui s’exprime. Son art repose sur le basculement de la parole vers l’expression corporelle. Et encore… à l’époque de Marie-Anne de Camargo la presse félicitait sa “danse pleine de retenue.” Même lorsqu’elle extériorise son corps d’athlète, c’est encore la réserve et la délicatesse qui retiennent l’attention. C’est entre autres et malheureusement pour toutes ces raisons que la ballerine est si socialement valorisée en tant que figure emblématique de la féminité. La ballerine est un corps sculpté pour le spectacle, c’est à dire le regard des autres, mutique et fondu dans une masse où le collectif l’emporte sur l’individuel : le corps de ballet.
Petite anecdote : vous est-il déjà arrivé d’entendre votre coach sportif vous demander de sourire au pic de l’effort (pour générer des endorphines blablabla) ? Cette injonction au maintien d’un visage accueillant et au camouflage de la douleur physique nous vient des danseuses et de leur rôle de femmes se devant d’offrir le spectacle le plus gracieux et le moins dérangeant possible. A-t-on déjà demandé à un footballeur de sourire pendant les 90 minutes de match ? Pensez-vous que votre compagnon passe son cours de padel tout sourire aux lèvres ?
Le sourire est, grossièrement, la seule chose qui sépare les mannequins des danseuses. À bien des égards, leur quotidien et leur fonction sociale sont les mêmes : incarner, aux prix d’efforts sur-humains, de privations diverses et d’intériorisation de la douleur, une idéal féminin impossible à atteindre mais sur-exposé pour les bienfaits de la société du spectacle dans laquelle nous vivons. Ce corps taiseux, d’une extrême minceur, est de retour sur les podiums.
Comme l’écrivait déjà Anne-Marie Lugan Dardigna en 1974 dans son étude de la presse féminine, quoi de mieux que les discours de mode pour répandre un idéal féminin inatteignable du fait même d’être construit sur des injonctions contradictoires (être naturellement belle, réfléchir à sa tenue pour avoir une tenue qui donne l’air de ne pas y avoir réfléchi, connaître toutes les tendances mais ne pas être une fashion victim, etc) ? Selon l’autrice, les magazines sont le parfait manuel de coercition, un guide du how to oppresser la moitié de la population mondiale. Alors, lorsque Ferragamo dévoile sa collection inspirée des danseuses de ballet, portée par des mannequins, toutes les injonctions à la féminité les plus oppressantes se trouvent condensées sur une même scène. Bien sûr, l’univers de la danse fascine la mode parce que la mode se nourrit de spectacularités, de figures mythologisées, modèles mythiques, femmes-silhouettes et uniformes identifiables de façon cyclique. Cette fois, elle s’intéresse à la danseuse, la prochaine fois, elle s’intéressera à la footballeuse, à l’astronaute, à la porn-star,...
Mais, c’est le timing qui, justement, n’est pas anodin.
Il y a encore deux ans, lorsque le bodypositivisme battait son plein, cette newsletter n’aurait pas existé. Car, dans cet interstice émancipateur, la tendance balletcore n’a pas pu se manifester. La preuve, de 2018 à 2022, la mode a exploré l’Amazone, la Garçonne, l’Androgyne, la Déesse, Jeanne d’Arc, Orlando de Virginia Woolf, les Cyborgs,… Mais pas la figure de la danseuse, pourtant entretenue par Simone Rocha et Alainpaul et explorée dans les dernières collections par Miu Miu, Ferragamo, Dior Homme, Alaïa ou Rodarte. Désormais, le matraquage est tel que même la pop-star ascendant punk Charli XCX succombait à la tendance le temps de se rendre à Coachella en avril dernier. Finalement, le balletcore intervient comme un retour de bâton. J’exagère à peine. Surtout en 2025 quand le néo-conservatisme règne.
La vie d’artiste n’a jamais été simple, à aucune époque. La précarité (passagère ou permanente) est inhérente à la fonction, un peu comme pour les femmes. Alors faites les calculs pour les femmes artistes… Au 19ème siècle, l’Opéra de Paris ouvre ses coulisses, baptisées “le foyer de la danse”, aux abonnés désireux de payer un supplément pour avoir accès à plus de spectacle que les seules représentations. On peut douter des intentions de s’offrir ce golden ticket, d’autant que les abonnés du foyer de la danse étaient majoritairement des hommes. Ils se rendaient en coulisses pour proposer leur service de mécène ou de protecteur aux danseuses, qui étaient bien souvent en situation de précarité car issues des classes populaires (il faut lire les mémoires de Claudina Cucchi pour comprendre le système de réseau nécessaire à la construction d’une carrière de danseuse au 19ème siècle).
Ce mécénat n’était pas exempt de contreparties qui entachaient parfois la réputation des danseuses. Elles devaient satisfaire le malegaze sur scène pour ensuite bénéficier d’un protectorat à l’émancipation financière toute relative. Ainsi, l’homme tenait un rôle de premier plan dans la carrière d’une ballerine. En tant que détenteur du capital financier, il mettait l’athlète en position d’éternelle mineure. La ballerine avait le droit de se mettre en scène, de s’exhiber et de connaître la célébrité mais ne pouvait s’émanciper de la mainmise matérielle d’un homme avec qui elle était engagée sur un plan affectif et/ou sexuel. À partir du 20ème siècle, l’opéra encourage de moins en moins la pratique, mais l’histoire reste marquée par cette forme de prostitution.
Depuis, la ballerine est une éternelle femme-enfant
Ça, c’était avant. Pour les danseuses, les vraies. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, ce système de domination dans la société du spectacle a assuré sa succession.
Notamment auprès de la tradwife 3.0.
L’influenceuse tradwife promeut un mode de vie dans lequel elle se met en scène sur les réseaux sociaux pour performer les normes injonctives du genre féminin (faire la cuisine, avoir des enfants, tenir une maison) tout en vantant la relation matérielle non-égalitaire qui la lie à son mari, parti travailler afin d’assurer la vie du foyer - quel homme. Du point de vue du spectateur, la tradwife entretient son corps et son espace pour le spectacle des réseaux sociaux dont seul son mari, détenteur du capital financier, bénéficie IRL. (En réalité, la tradwife est une businesswoman au service des théories traditionalistes, conservatrices et sexistes qui ne nous renseigne aucunement sur sa véritable vie privée.)

Côté looks, la tradwife va jouer des codes de l’ultra-féminité parmi lesquels ceux du balletcore. L’esthétique ayant le mérite d’encoder visuellement une forme de soumission via la couleur rose, les tutus, ballerines, body et autres parures que les femmes ont en commun avec les petites filles. Idem pour l’extrême minceur, qui laisse penser à une femme fragile, à un corps frêle appelant à la protection. En clair : la tradwife emprunte à la ballerine les relations inégalitaires historiquement entretenues avec des hommes ainsi que son esthétique de femme menue, toute de rose vêtue. Les éléments infantiles de la ballerine se retrouvent dans la tradwife.
La clean girl aussi promeut une autre version métaphorique de la danseuse, cette fois davantage visuelle que structurelle. La clean girl est mince, a un maquillage discret effet naturel, elle mange peu de choses et que des choses saines, elle aime la routine, médite, elle sait réaliser un chignon parfait, ne s’habille que de vêtements moulants effet seconde peau, de préférence couleur chair,…
On s’ennuie fort.
Comme si la clean girl (et ses variantes beige girl ou vanilla girl) était en récupération sportive permanente. Elle a un mode de vie nonastique (comme pour les moines, mais version nones) faisant l’éloge d’une routine toute orientée sur le paraître jeune-sage-sportive-mince et, disons le, blanche. À l’instar des danseuses, qui ont longtemps étaient castées parmi la seule population de femmes blanches au prétexte d’un racisme décomplexé tenant pour argument que tout devait être beige, des peaux aux costumes. Avec la cleangirl, l’hygiène de vie frôle l’eugénisme.
Tout ça pour dire
En jouant à la danseuse avec les artifices et parures qui les définissent et renvoient automatiquement à un imaginaire collectif que j’ai résumé dans cette newsletter, les femmes sont prises à leur propre jeu. Elles contribuent et valident cette société de la spectacularisation de leurs corps. Elles jouent à la femme parfaite, prônant l’extrême-minceur, la jeunesse éternelle et se positionnent en tant qu’observables cantonnés à des espaces physiques et mentaux précis.
Tandis que chaque marque lance désormais son modèle de chaussure ballerine, avez-vous vu des influenceuses de plus de 25 ans en faire la promotion sur leurs plateformes ? Des hommes célèbres en porter comme à l’époque de la jupe pour tou.te.s ? Le style balletcore ne sort pas des cases, il ne dérange rien ni personne. Au contraire, le balletcore condense toutes les normes sexistes les plus oppressantes et les plus problématiques. Je vous laisse faire un tour sur les réseaux avec le #balletcore pour observer les poses enfantines adoptées par les (jeunes) femmes qui vantent leurs looks inspirés des danseuses (pendant que les danseuses, les vraies, publient des contenus dans lesquels elles cassent violemment des pointes et transpirent à grosses gouttes).
Comme tout phénomène de fond, la tendance balletcore n’est pas anodine. Elle incarne, toute mesure gardée parce qu’on ne parle toujours que de mode, une sorte de fémonationalisme. À savoir : le fait de vaguement utiliser des valeurs féminines socialement perçues comme positives pour servir le pouvoir en place et finalement vanter une féminité traditionnelle sexiste, border raciste. Le look ballerine et ses dérivés ne sont ni subversifs, ni provocants, ni même extra-ordinaires. De la danseuse à la clean girl, on assiste au spectacle d’un traditionalisme banal, systémique. Protégé par ses références à un art noble, le balletcore maintient la femme au service de la préservation d’une féminité normée, docile, souple, légère, dévouée,…soumise au regard des autres et enfermée dans un monde imaginaire.
Vos newsletter et épisodes de podcast sont extrêmement construits et solides, j'apprends toujours énormément. Un grand merci de partager vos connaissances avec nous. J'adore !
J’ai adoré ce post ! Une analyse très fine et très intéressante qui n’a fait que confirmer mon malaise face à la ballerine. Maintenant je comprends mieux pourquoi 👏🏻