Conversation avec moi-même : pour ou contre le look cow-girl ?
Reconquête de la mode contemporaine (& shopping edit en pleine conscience)
En Février 2024, Bella Hadid s’affiche sur les réseaux sociaux avec son compagnon Adan Banuelos, un cowboy professionnel. Pour accompagner cette officialisation, elle adopte un style cowgirl - allant jusqu’à défiler à dos de cheval dans les rues de New York pour un évènement country de la marque Kemo Sabe. Sa transition stylistique (du Y2k au Western) à été possible parce que l’époque a changé. En effet, fut un temps où Chiara Ferragni qui ajustait son style à celui de son boyfriend était ultra critiquée sur les réseaux sociaux (du genre “une influenceuse mode qui se fait influencer sur la mode on aura tout vu”). Aussi, à l’époque country de Taylor Swift, le style de la jeune star ne passait pas. Trop conservateur, trop cliché, trop texan, trop lisse, trop rural, trop sexiste,… Taylor Swift n’a pas seulement dû abandonner la country musicalement parlant. Elle a aussi abandonné santiags, chapeaux et guitare acoustique en tour de cou. Bella Hadid, icône de mode d’une nouvelle génération, bénéficie donc des basculements de notre époque qui impactent jusqu’à la perception du look Far West. Beyoncé et son album “Cowboy Carter” n’y sont pas pour rien, évidemment. De même que le deuxième défilé Louis Vuitton Homme de Pharrell, dont Khémaïs Ben Lakhdar parlait dans l’épisode de mon podcast consacré à l’appropriation culturelle. Citons également la série Netflix “Yellowstone” qui connaît un succès dans mon entourage que je ne parviens pas à m’expliquer.
En fait, depuis 2024, tout se passe comme si le monde du show-business s’était accordé pour relancer le cowboy style. Personnellement, ayant toujours porté des santiags (ma paire de crocos bleues vintage est ma préférée), je n’ai pas tout de suite senti le changement. En revanche, je trouve que les vestes en daim me donne un air de reporter sans frontières, je n’ai passé le cap du Stetson qu’une fois dans ma vie (en festival) - et les dérives stylistiques de Coachella m’ont convaincues de ne pas recommencer -. Pourtant, à force de voir le style cowboy partout, j’ai envie d’investir dans des blouses blanches macramé, de porter des vestons en denim et de chiner de grosses ceintures en cuir marron façon Dior hiver 2002. Alors, malgré tout ce que l’on sait sur les cowboys, faut il être pour ou contre le look cow-girl ?
POUR
Doublement pour si vous avez déboursé 277€ afin d’assister au prochain concert de Beyoncé. Ce Cowboy Carter Tour sera votre moment autant que le sien. Et puis, grâce à Beyoncé, la cow-girl devient, pour la troisième fois de l’histoire, une figure culturelle. Car, si l’on réfléchit bien, les femmes dans la culture Western n’existent pas. Maria Pourchet le rappelait en 2023 dans son roman : elles ne sont pas des cow-girls mais des femmes au foyer, des seconds rôles. Les femmes de cowboys servent d’interstices apaisantes entre deux scènes de brutes. Même dans la série Yellowstone, la seule femme héritière du ranch n’a pas le look cow-boy tandis que toute sa fratrie joue le cliché à fond et sans une once d’auto-dérision. En bref, au total, avant Beyoncé, la pop-culture comptait 2 (deux) cow-girls :
Calamity Jane. Son cas est particulièrement intéressant. Il s’agit d’une personnalité historique ayant réellement existé et ayant réellement participé à la conquête de l’Ouest aux côtés des cowboys. Elle était obligée de se travestir en homme pour rejoindre les troupes. Pourtant, au prétexte d’une biographie à trous et de recherches historiques divergentes, son nom (qui était un surnom) est devenue un nom commun pour désigner une femme maladroitement menteuse, toujours fourrée dans de mauvais plans. Son récit auto-biographique, assez glorifiant pour être certes suspect, est désormais qualifié de “légende” afin de mieux remettre en doute ses exploits.
Jessie, le personnage féminin du dessin animé Toy Story ;
en bonus, cette liste de films sur “les femmes dans le western, de la prostituée à la cowgirl badass”. Consécration !
À l’inverse, Wikipédia contient une quarantaine de pages consacrées à des biographies (hagiographiques) de cowboys célèbres, sans parler de ceux incarnés au cinéma par Clint Eastwood, James Dean et confrères virils. La figure du cowboy est un tel emblème de la masculinité traditionnelle que les communautés queer s’en sont emparées parce qu’il valait mieux en rire. Depuis 1996, la International Gay Rodeo Association organise des marches et rodéos (option bandana rose) cherchant à réfuter le monopole hétéronormatif du style cowboy tout en démontrant le ridicule d’un vestiaire masculin qui permettrait de s’affirmer homophobe. En un coup de paillettes, le cowboy était déconstruit. Aux États-Unis, il est carrément devenu un symbole des LBGTQ+ vivant en milieu rural parce que, oui, on peut être gay et vivre à la campagne ou posséder un ranch. De nos jours, le cowboy gay s’exporte sur Instagram, comme sur le compte du drag king Woody. Mais, même dans le film Brokeback Mountain, les cowboys restent des hommes, des “vrais”.
Il y aurait donc quelque chose de transgressif, voire de féministe (au sens très large du terme), à adopter la tendance western. En arborant un look de cow-girl, nous compenserions, chacune à notre échelle, un vide historique. C’est d’ailleurs ce que la mode tente de faire depuis une vingtaine d’années puisque les premières références au style cow-boy dans les collections féminines sont apparues chez Dior sous John Galliano en 2002, puis chez Dolce&Gabbana, Ralph Lauren bien sûr, ou encore chez Isabel Marant et de nouveau chez Dior sous Maria Grazia Chiuri en 2018.
Du cinéma aux podiums, le look cowboy est facilement repérable. Mais, s’il fonctionne si bien, c’est parce qu’il est surtout facilement adoptable. Comme chaque élément de l’Americana (le vestiaire américain traditionnel), la panoplie du parfait cowboy a envahi l’imaginaire collectif. La preuve, tous les personnages Wikipédia pré-cités sont américains et ont contribué au soft power que les États-Unis pratiquent sur la globalisation de la culture. Quant à Ralph Lauren, il a contribué à faire de l’Americana un style universel. Aucun autre créateur n’a autant oeuvré et avec autant de brio pour la culture américaine (WASP). Ralph Lauren a rhabillé le monde entier de son American dream, moi compris.
Mais, remontons aux origines de la philosophie vestimentaire des États-Unis. Dans un soucis de démocratie et d’économie de marché, les pionniers ont favorisé une politique du “homespun” incitant les citoyens à fabriquer leurs propres vêtements (citoyennes, donc) et réduisant l’habillement à des considérations pratiques. L’idée était la suivante : sur un territoire égalitaire, inutile d’arborer des signes extérieurs de richesse puisque votre richesse c’est votre pays et sa culture. Bien sûr, ce joli discours à la lisière du vestiaire communautaire concernait en priorité les classes populaires. Les classes favorisées, elles, pouvaient continuer de s’inspirer - voire d’acheter - de la mode européenne et toutes ses fioritures baroques maxi bling. Ce bref détour par l’histoire du homespun, qui a donné lieu au ready-to-wear, pour en venir à l’essence même du style cowboy : le pragmatisme et les classes laborieuses.
Un chapeau pour se protéger du soleil, du cuir et du denim pour résister aux temps, du coton pour réguler la température corporelle, une ceinture pour ajuster le vêtement, des Santiags pour monter à cheval etc, etc, etc. Or, comme tout vêtement est par définition utile (physiquement et/ou symboliquement), le look cow-boy est devenu d’une grande versatilité. Son apparition cinématographique et littéraire au sein de climats chauds, arides et désertiques en font un marronnier estival composé de vêtements connectés à des conditions météorologiques précises. Un short en jean, un chapeau, une chemise à carreaux,… Il suffit d’un rien pour en être. Et, ça, c’est la magie de la mode que d’apporter une narration à votre style en l’insérant dans divers pans de la culture. Depuis que la mode s’en est emparé, le look cow-girl a donc gagné en consistance. Il permet aux femmes de rejoindre la grande histoire et de s’agréger quelques stéréotypes masculins perçus comme socialement positifs.

CONTRE
Mais voilà que le look cowgirl, dérivé du look cowboy, sera toujours problématique. Je résume :
Style cowboy = cowboys = conquête de l’Ouest = conquête = domination = appropriation culturelle. Et encore, j’épargne les détails (que le Hollywood des années 60 raconte très bien si vous vous placez du bon côté).
Je reconnais qu’en adoptant le style cow-girl, on s’inscrit dans des valeurs populaires (cf.le fameux homespun) et on renverse le stigmate machiste. Yes, but. Le style cowgirl a longtemps été une inversion de stigmate disponible pour les minorités blanches, d’où l’importance de l’album Cowboy Carter de Beyoncé et de toute la direction artistique qui l’accompagne. Et même si je comprends la démarche de Pharrell pour Louis Vuitton à travers la collection automne-hiver 2024, et même si je sais que tout a été fait dans les règles de l’art, je ne peux pas m’empêcher de penser que, dans un monde idéal, personne n’aurait envie de porter un look de style “oppresseur-envahisseur”.
Si, quelques paragraphes plus tôt, je vantais la fonction utilitaire des vêtements de cowboy, il faut maintenant s’attarder sur le reste de l’arsenal. Depuis que le style est entré dans la pop-culture, a-t-on déjà vu un cowboy sans franges, plumes, motifs Navajos, poncho ou turquoises à la ceinture ? Ces ornements progressivement annexés ont des allures d’armoiries. Ils n’échappent en rien à la logique du vestiaire Americana fonctionnel, ils la prolongent : ce sont des accessoires qui ont pour fonction symbolique de témoigner d’une conquête. Ainsi, le look cowboy frôle bien souvent le “look amérindien” qui ne sera jamais un style si ce n’est celui de l’appropriation culturelle. Il me semble que la collection Louis Vuitton pointait ce phénomène sous le prisme des transferts culturels théorisés par Michel Espagne. Selon moi, Pharrell souhaitait opérer une transition officielle au sein de l’esthétique Far West pour laquelle parures des autochtones d’Amérique et parures de cowboys seraient mises à égalité puisque, de toute façon, au fil du temps, elles ont été mélangées jusqu’à former un seul et même style.
Grâce à cette collection Louis Vuitton et bien d’autres, l’esthétique cowboy a tellement bien été remaniée et brainwashée par la culture populaire qu’elle est devenue un impensé. On ne peut avoir l’idée de la mettre en doute. Personnellement, ce style m’attire de façon mécanique, même si je reconnais que la tendance cowgirl actuelle est très premier degré. Limite caricaturale. Le style cowboy aurait-il atteint son paroxysme ? Ne serait-il pas en train de rejoindre la catégorie costume ascendant déguisement ? Sauf que je pense à d’autres esthétiques très marquées et je me dis que le déguisement ne fait pas peur aux gens qui aiment vraiment la mode ; la preuve avec les British - leaders en matière de styles et de soirées à thèmes.
Dernière piste : confronter mon attraction pour cette esthétique à mon milieu naturel. C’est à dire à un monde où le conservatisme (re)monte en puissance et m’atteint à travers mon algorithme Instagram, mes cookies Google, mon feed TikTok, mes suggestions Canal+,... La polarisation woke/conservateurs n’atteint pas que moi, puisque visiblement tout le monde surfe sur la vague conservatrice - jusqu’aux marques de mode qui collaborent avec des “Tradwifes”. Même dans mon travail, je ne peux qu’être influencée par l’actualité de la mode. Miu Miu célèbre le retour du soutien-gorge et des “attributs de la féminité” mettant fin à l’ère genderfluid, Chloé relance la gypsetteuse déconnectée sur son île paradisiaque, Isabel Marant propose un été en jungle look quoi que cela veuille dire,… Et, si je mentionne ces collections, c’est parce que ce sont elles qui me restent en tête. Consciemment ou non, je les ai adoré. Ce qui ajoute un degré d’auto-culpabilisation à mon lot quotidien. Le retour “à la normale” s’observe dans les moindres détails de l’actualité jusqu’à l’évolution stylistique ultra-scrutée de Bella Hadid.
La top n’a jamais été aussi américaine que depuis qu’elle a adopté un look de cow-girl. Elle a bâti sa réputation mode sur un vestiaire vintage parfaitement curaté dont la première étape était le Y2k. Désormais, en passant à la phase cowgirl composée de pièces vintage, vêtements achetés chez des spécialistes de l’Americana et quelques jeunes créateurs, Bella Hadid n’augmente pas seulement son narratif personnel (“je suis en couple avec un cowboy”). Elle s’inscrit dans l’histoire américaine contemporaine en tant que porte-parole de la culture nationale dominante. Comme Kim Kardashian qui pose avec un robot Tesla en couverture de Perfect Magazine, le vent politique tourne et emporte sur son passage les figures féminines les plus puissantes de notre époque.
Fort heureusement, je ne suis pas la seule à avoir remarqué les liens entre montée du conservatisme (Demna parlerait de ‘fascisme’) et retour de la tendance cowboy. Durant la Fashion Week automne-hiver 2025-2026, le duo américain à la tête de Vaquera a proposé une collection qui moquait ostensiblement les attributs de la cowgirl en apposant des ceintures western volontairement gonflées à bloc sur des robes à l’austérité maximale, de type The Handmaid's Tale. Pour Vaquera, la cowgirl ne sera jamais source d’émancipation, elle est, au contraire, d’un traditionalisme affolant. Bien sûr, elle ne coche pas toujours les cases de l’hyper-féminité actuellement critiquée en tant que subtile marche arrière dans les années 60. Mais, par le simple fait d’emprunter au vestiaire masculin, elle est tout de même hyper-sexy. Son détournement des codes du genre apporte un effet transgressif pour finalement mieux cacher le message suivant :
Si le cowboy a entretenu le mythe du pionnier puis a répandu un style traditionnel masculiniste, la cowgirl peut bien à son tour répandre un néo-conservatisme teinté de féminisme (blanc) et inoffensif. La cowgirl n’est pas en lutte pour ce que l’on croit. Elle milite pour ce à quoi l’on a encore du mal à croire.
Tout est politique, donc. Même la tendance country. Néanmoins, deux lots de consolation s’offre à nous pour conclure cette newsletter :
1) Comme pour le dérèglement climatique, le système de la mode est soumis à une triste réalité : moi seule, je n’y suis pas pour grand chose et ne fais de mal à personne. Si j’arrête de porter des santiags, le monde restera le même. C’est aux industries culturelles de prendre à leur charge un changement de mentalités puisque ce sont elles qui les façonnent. 2) Le style cowboy a tant évolué qu’il s’est en partie vidé de son sens. Il ressemble aux pirates de Vivienne Westwood autant qu’aux bikeuses de Miu Miu. Il a été aspiré par la machine aseptisante de la mode.
Parce que des minorités se le sont appropriées, le look cowgirl est, disons, acceptable. Il traverse les décennies et rencontre des significations nouvelles à chacune de ses apparitions. Aujourd’hui, il incarne sans nul doute le retour en force du conservatisme. Mais, demain, il pourrait devenir un emblème de la reconquête du progressisme. Pour voir ce basculement opérer, il faut continuer de le porter. On ne peut et ne doit pas modifier les faits. Les origines historiques de l’esthétique cowboy seront toujours les mêmes. En revanche, on peut faire évoluer ses représentations. Finalement, le look cow-girl nous rappelle que la mode peut encore mieux faire.

Très bien ! Quant aux implications éthiques/morales d'un style j'ai aussi exploré le sujet ici : https://esthermk.substack.com/p/26-boom-boom?utm_source=profile&utm_medium=reader2