Conversation avec moi-même : pour ou contre le airport style ?
Shopping edit en pleine conscience
Le airport style me préoccupe depuis des mois. Très exactement 12 mois la semaine prochaine, date d’un outfit of the day raté que je ne suis pas prête d’oublier. Pourtant, le airport style a marqué mon adolescence, époque paparazzi prêts à tout pour vendre leurs photographies à Paris Match et Closer. Parmi mes images de airport style favorites, il y a Gisele Bündchen descendant de l’avion Victoria Secret, David et Victoria Beckham déambulant dans Heathrow pour promouvoir les valises Louis Vuitton, ou encore Naomi Campbell arrivant en jet au Bourget parce qu’elle était en retard. La Top a biohacké le airport style en 2020, lorsqu’elle a pris l’avion malgré le covid-19 mais entièrement vêtue d’une combinaison Hazmat, inspiration fin du monde. Ne serait-ce pas à ce moment précis de l’histoire que le airport style a pris une nouvelle direction ? Naomi Campbell a-t-elle fait du airport style un débat anti-fashion ? Je reste cependant très étonnée que les collections croisières des marques - qui étudient les moindres recoins des activités de vacances pour les transformer en accessoires et micro-trends - n’aient pas davantage exploré le airport style. À chaque fois, l’inspiration vient de la destination et non du voyage, faisant abstraction de tout ce que l’on nous inculque sur la non linéarité de la vie. Est-ce parce que le airport style n’a rien de particulier ? Je pense le contraire. Quoi que. Je ne suis plus tout à fait sûre. Faut-il être pour ou contre le airport style ?
POUR
La littérature a produit cette célèbre phrase : “nous ne portons pas les vêtements, ce sont les vêtements qui nous portent.” Par là, Virginia Woolf entendait dire que les vêtements nous définissent socialement, surtout à son époque. Mais, dans le cas du airport style, l’aphorisme pourrait prendre une tournure littérale. Avant de se rendre à l’aéroport afin de monter dans un avion, on n’ouvre pas son placard en se posant la classique question “qu’est-ce que je vais porter aujourd’hui?”, non. On se demande dans quoi on va dormir et manger. En clair : on ne se demande pas quels vêtements l’on va porter mais quels vêtements vont nous porter dans ces tâches primitives exécutées en huis clos aux côtés d’inconnus. Une expérience sociale inédite, si tant est qu’on ne prenne pas l’avion souvent. Littéralement, donc, la démarche esthétique qui se cache derrière le airport style consiste à définir un look qui se rapprochera le plus possible de celui créé par Viktor&Rolf à l'automne-hiver 2005. Les vêtements enfilés font office de support technique. C’est pourquoi, si vous vous trouvez dans un transport longue distance, jamais, absolument jamais, on ne vous en voudra de porter un look douteux. Quoi que vous enfiliez, le temps du voyage, tout est permis.
Ainsi l’aéroport serait le meilleur endroit pour explorer son style - et ses limites, par-delà les tendances. Par exemple, le streetwear a beau ne plus être en vogue, il n’en reste pas moins un allié de premier plan en milieu aérogare. Avant de prendre l’avion, je repense à Juicy Couture, à Lindsay Lohan en survêtement gris et sac Birkin, au large denim à ceinture cordon effet jogging du look 14 d’Off-White, au fameux pantalon à trois bandes en lycra que je regrette d’avoir jeté, etc. Je repense aussi à cette fois où j’ai pris l’avion avec Laetitia Casta qui avait un look passe partout laissant son maxi Speedy Louis Vuitton prendre toute la lumière. Maintenant que les éléments essentiels du airport style sont à peu près énumérés, on peut s’accorder sur le fait que la fonction de ces pièces confortables ne s’arrête pas là.
Il y a deux ans, un matin d’août, je me rends à la Gare du Nord direction la Belgique où des amis ne craignant ni la pluie ni les dictons avaient décidé d’organiser leur mariage. En total look jean accessoirisé d’un vieux sac de voyage Longchamp qui renfermait sans en avoir l’air plus d’un trésor pour ma tenue de cérémonie, j’ai eu un déclic : personne ne me regarde. Une semaine avant, dans une autre gare en direction d’un autre mariage, un contre temps m’avait forcé à enfiler ma tenue de soirée pour prendre le train. Robe Chanel, sac Gucci au bras, lunettes Prada sur le nez et petite valise Rimowa,… Des yeux me fixaient. De quoi avais-je l’air ? D’une proie facile pour les pickpockets annoncés dans les hauts parleurs ? D’une voyageuse peu habituée à voyager ? Mystère. En deux semaines et deux looks diamétralement opposés sur le spectre des styles, j’ai néanmoins vécu deux expériences de voyage différentes. La première étant pesante (j’ai fini par garder ma valise à côté de moi, on ne sait jamais), tandis que la seconde était confortable, dans tous les sens du terme. En apparence, je ne portais rien qui attire l’oeil. Et, quand bien même on sait que les apparences sont trompeuses, le look d’aéroport (ou gare ou port) ne camoufle pas que notre personnalité. En nous mettant à l’aise, il procure aussi la sensation de protéger ce que l’on transporte.
Ainsi le airport style met tout le monde sur un pied d’égalité, à la manière des uniformes. La preuve avec les VIP qui ne nous ressemblent jamais autant que dans un aéroport. Parce qu’il est devenu universel pour de multiples raisons - dont quelques unes citées dans cette newsletter - le airport style est l’un des rares look contemporain qui n’est pas vraiment fait pour être vu, mais, au contraire, pour se fondre dans la masse. En affichant un airport style, on se concentre sur autre chose que son apparence : sur son expérience de voyage. Alors, si les vêtements nous portent au quotidien, le airport style peut bien nous accompagner le temps d’un vol.

CONTRE
Lorsque j’ai pris l’avion pour mon premier week-end en amoureux, j’avais opté pour un look à la Lily-Rose Depp sortant de l’aéroport épuisée par les paparazzi. Une fois assise dans l’appareil, j’observe une jeune femme quelques rangées devant moi vêtue d’une petite robe t-shirt noire Zadig & Voltaire et de sandales à talon en bois Chloé (vintage). On aurait dit que c’était elle, et non moi, qui était en date. Elle était légère, sexy, prête à siroter un spritz sur un rooftop en face du Colisée dans 2 heures. J’ai perdu toute confiance en moi. Puis, je me suis ressaisie en annonçant que la première activité consisterait à passer par l’hôtel pour se changer. L’inconnue avait entièrement raison : les petits ou moyens courriers ne nécessitent pas de retirer ses chaussures en présence d’une rangée d’anonymes, ni de passer une nuit recroquevillé sur un siège, ni d’assumer de porter des bas de contention. Ils durent même moins longtemps que tous les dîners professionnels auxquels je me rends vêtue sur mon 31.
Lorsqu’il s’agit d’un court trajet, les vêtements confortables tentent de faire croire à une réalité alternative dans laquelle nous ne passerions pas déjà plusieurs heures par jour en tailleur (ou costume) vissés sur la même chaise. En fait, être volontairement underdressed lors d’un voyage en avion, c’est vouloir signifier au monde qu’on prend l’avion plutôt que l’on se rend en vacances. Mais le comique de situation provient du fait que toutes les personnes autour de nous pratiquent à ce moment-là l’exacte même activité : être dans un avion. Il n’y a donc aucunement besoin que notre look effectue une redite. Au contraire, je trouve bien plus distrayant d’imaginer que le siège B26 en costume cravate se rend à un rendez-vous d’affaires, ou de deviner que la rangée D-E-F 14 hyper kitsch entame son EVJF.
Depuis, je me suis fait une promesse : ne pas modifier mon style, et donc ne pas adhérer au airport style, pour les trajets en train ou avion qui ne sont pas trop longs. En clair : avoir l’air d’avoir du style (à minima, le mien) plutôt que d’avoir l’air de prendre l’avion. Et quand je perds la motivation pour enfiler mes sandales à talon au moment de fermer ma valise, je pense à Nelly Bly qui voyageait à travers le monde au sous-sol des paquebots vêtue de robe tournure, crinoline et corset pour écrire ses reportages de première femme grand reporter. Tant d’années d’efforts pour peaufiner une esthétique personnelle ne peuvent pas être anéanties en trois heures de vol passées à porter l’uniforme du voyageur.
Déjà, en 2023, Gucci avait sonné le glas du airport style avec sa campagne Valigeria mettant en scène Kendall Jenner et Bad Bunny en mini-jupe, chemises et mocassins. Ils auraient converti même les plus aérophobes d’entre nous. Rimowa aussi, en organisant des soirées au Bourget pour toute la jet-set (j’en parlais ici), a rappelé que l’aéroport était un lieu stylé par essence. À bien regarder, le airport style est apparu à la fin des années 1980, au même moment que le streetwear. Avant cette vague, la mode n’était pas faite ni pensée pour être confortable. Concours de circonstances, à la même époque que le streetwear, les vols deviennent réguliers, fréquents, accessibles, abordables. En somme : grand public. C’est à dire que l’évolution de la consommation de l’aviation a connu une massification en même temps que celle de la mode, qui prônait alors le confort et le style pour tous. Ainsi le airport style est né d’une conjoncture socio-économique.
Mais, avant les golden eighties, prendre l’avion était 1) un moyen de déplacement rare, à en faire rougir notre bilan carbone actuel, ou 2) une chance. On s’habillait donc de façon formelle pour prendre l’avion comme on s’habillait de façon formelle tous les jours car 1) il n’y avait pas de raison de dédier un style à cette activité exceptionnelle, ou bien 2) prendre son envol était un tel privilège qu’il fallait en jouir en tenue officielle (la fameuse jet-set, de JFK à Marilyn Monroe). Ce qui me conduit à la conclusion suivante. Si, dans notre monde, les voyages se raréfiaient vraiment, comme le préconisent les experts climatiques, le airport style ne tendrait-il pas à nouveau à disparaitre au profit d’un look sur-mesure ? Un airport style pensé non pas pour cette banalité contemporaine qui consiste à se déplacer dans les airs mais pour célébrer cette invention moderne qui permet aux humains d’approcher les nuages quelques fois dans leur vie ? Même sans développer ces considérations écosophiques, il n’en reste pas moins que le airport style nous rappelle ceci : les vêtements que l’on porte témoignent de notre vision du monde, de notre capacité à nous émerveiller, ou non, de notre quotidien.
