La mode nous met-elle au pas de course ?
Running, runway, fashion addict, running addict et autres sociétaires du spectacle
Ce titre n’est pas une métaphore pour évoquer le rythme des Fashion Week. Cette newsletter parle vraiment de mode et de course à pied et est écrite par quelqu’un (moi) qui ne maîtrise qu’un seul des deux sujets. Or, force est de constater que la running culture est partout. Jusque dans la mode, justement. Vous allez me (vous?) dire “un peu facile”. On est au printemps, il fait beau et, comme tous les ans, les marronniers summer body/wellness/reprise du sport ont été activés. Mais, je crois que c’est plus profond que ça. Tout le monde a désormais dans son entourage un.e ami.e très, très, très porté.e sur le running. Cette personne n’attend pas le printemps pour courir 45minutes par jour 365 jours par an. Ni pour performer à des marathons. Votre ami.e dépense d’ailleurs des fortunes en équipements, en inscriptions aux courses officielles et n’hésite jamais à prendre le supplément photo sur la ligne d’arrivée. La course est Instagrammable. Cette même personne connaît toutes les marques de sportswear technique et, au bout de quelques mois, a commencé à intégrer des éléments de sa panoplie de runner à son style quotidien. Sneakers, legging et chaussettes blanches montantes pour vous rejoindre au brunch, gourde souple utilisée au bureau, casquette respirante dès les premiers rayons de soleil, une brassière Celine qui a laminé le budget lingerie, etc, etc. La course à pied demeure certes un sport accessible, mais la réalité est en train de rattraper le mythe tant le running se transforme en une sous-culture ultra curatée avec ses lieux, ses castes réparties en kilomètres parcourus, ses objets identitaires et même ses propres réseaux sociaux (comme Strava). Le phénomène a mis environ cinq ans à sortir de sa niche pour se transformer en véritable tendance de fond. Dans la foulée, la mode a développé un nouveau discours visuel qui fait l’éloge du dynamisme. Alors qu’en Septembre je consacrais une newsletter à la position assise et à l’esthétique de la langueur dans les campagnes de mode, 7 mois plus tard, le mouvement est à la mode.
Du statique au dynamique
Commençons par observer les dernières campagnes de marques. Pour le sac Chanel 25, Dua Lipa court dans les cabines d’essayage d’une boutique de la maison et Jennie marche à petites foulées dans les rues de New York. Chez Marc Jacobs, EmRata déambule sur un tapis de course. Ce même objet a fait le succès d’une cliente de haute couture, Yulia Fomenko, devenue influenceuse grâce à un tapis de course installé dans son maxi dressing sur lequel elle défile vêtue de ses dernières acquisitions. La course, la vraie cette fois, chez adidas pour la sneaker EVO SL. La campagne remplie les conditions sine qua non à une campagne de mode : la retranscription d’un univers total et l’insertion immédiate du produit au sein de cet univers. Séoul by night donne envie d’acheter des sneakers de running sans même plus réfléchir à ses capacités physiques. Après tout, il est des pulsions d’achats plus bénéfiques que d’autres.
Parfois, la référence à la course apparait de façon moins littérale. Elle est retranscrite dans les directions artistiques à travers des mouvements de caméra rapide (comme dans cette vidéo Moschino) ou dans une alternance de plans accélérés (comme dans cette vidéo Dries Van Noten ou celle-ci signée Ralph Lauren, chevaux au galop). Ou alors, on célèbre le rythme, comme dans la campagne Kenzo “Rhythms of Rio” ou dans celle de Amiri, inspirée du jazz. En bref : il faut que ça bouge.
La tendance aux images floues participe du même mouvement esthétique. Elle ne découle pas seulement des photographies faussement imparfaites de Juergen Teller qui ont inondé l’année 2024. Ces images lo-fi témoignent elles aussi d’une volonté de mouvement permanent. Il y a quatre mois, Gucci créait ainsi sur son compte Instagram la story à la une “Gucci people” dans laquelle ont retrouve des photos (de qualités diverses) de célébrités portant du Gucci, capturées dans les rues en pleine balade. Alors même que le street style en période de Fashion Week est devenu un business feignant la spontanéité, la rue quotidienne, son brouhaha et son mélange des gens redevient une zone fertile pour créer des images de mode fédératrices, identifiables.
Des mouvements rapides ou nécessaires aux mouvements incontrôlés, l’esthétique de ces campagnes contient une morale triple : 1) mieux vaut être actif que de ne rien faire, 2) la rapidité l’emporte sur la précision et 3) sortez de chez vous. Même si la fameuse rapidité de nos rythmes de vie est sans cesse remise en cause, la vitesse est bel et bien une valeur contemporaine socialement perçue comme positive au point d’avoir mérité d’être stylisée. Et ce n’est pas l’investissement de LVMH dans la F1 qui pourra me contredire. De la course à pied à la course automobile, la vitesse devient à la fois synonyme de lifestyle et fastlife.
De l’individuel au collectif
Je pense qu’il est nécessaire de rappeler que la course à pied a été sacrée seul et unique sport légal durant les confinements liés au covid-19. Ce coup du sort a fait émerger de nombreux adeptes et lancé une nouvelle ère pour le sportswear. Soudain, un sport paraissait plus démocratique que tous les autres (parce que présenté comme gratuit et accessible à tout le monde n’importe où) en même temps qu’il devenait le plus visible de tous les sports (puisqu’il était le seul légalement praticable). Les joggings molletonnés et autres vêtements loose des années 90-2000 ont ainsi été classés dans la catégorie homewear tandis que les vêtements techniques sont sortis de la niche grands explorateurs pour habiller n’importe quelle personne pratiquant une activité physique. La rue s’est métamorphosée en un terrain de jeux multiples. Un espace de ré-appropriation de son individualité et de son corps incarné, entre autres, par les coureurs urbains que l’on observe depuis la terrasse d’une brasserie.
Dans les années 1990, l’ethnologue Martine Segalen se penche sur les bois et parcs des grandes villes qui « sont devenus le théâtre de courses pédestres. » Elle publie les résultats de son étude dans un livre rappelant que la course à pied est un rituel ancien pour de nombreuses populations, notamment au Nigéria. On y apprend aussi que les organisateurs de ces « courses populaires pour coureurs ordinaires » étaient très hostiles à la participation des femmes jusqu’aux années 1970. Or, depuis 2020, la course à pied ne se limite plus aux parcs, ni aux hommes. La piste de course de prédilection est la rue, où les femmes vont utiliser la running culture pour s’affirmer dans l’espace public. Pour elles, la course permet ce que la marche empêche.
Tel que le rappelle entre les lignes le livre de Rémy Oudghiri sur “La société très secrète des marcheurs solitaires”, la marche est une errance, une déambulation de l’esprit et du corps sans but, pratiquée par les hommes en toute sécurité depuis l’antiquité. À l’inverse, le simple fait de courir dans la rue permet de s’y présenter en ayant un objectif et un trajet qui interdit aux passants de nous importuner. Le corps est certes observable mais indisponible. Toutes les lectrices de cette newsletter comprendront le raisonnement.
Du fait de cette fonction intrinsèquement protectrice, dans un premier temps, la course à pied en ville a été pensée de façon individualiste, ce qui empêchait la mode d’y déceler un phénomène socio-culturel de masse. Même les attestations de sortie interdisaient de la pratiquer à plusieurs. Pour que les groupes formés par ce sport connectent plus largement et se fassent englober par la machine, il nous fallait bien, quatre ans plus tard….les Jeux Olympiques de Paris 2024 !
Depuis les JO, on ne peut clairement plus parler du running comme d’un phénomène de niche. Quelques semaines avant le lancement des olympiades, Loewe annonce collaborer avec ON, chaque défilé de la Paris Fashion Week se transforme en mi-temps de Super Bowl, Sporty&Rich présente sa collection aux couleurs de l’équipe américaine au Bristol (palace qui avait sa fan zone privée de luxe), Hypebeast lance son “Run Club”,… Et, clou du spectacle, le trajet du marathon officiel a été utilisé au lendemain des épreuves pour un marathon d’amateurs : le “Marathon Pour Tous”. Le 10 août, devant des millions de téléspectateurs, la course et ses innombrables adeptes ont été révélés au grand jour.
Aussi, le 26 juillet, Laetitia Casta apparaissait pour la première fois en jogging lors d’une sortie officielle. Ce jour-là, l’actrice-mannequin-Marianne-égérie était à Saint-Denis pour passer la flamme olympique à Pharrell Williams. Pharrell était chaussé d’une paire de sneakers adidas ultra spécifique : la Pro Evo 1. Cette chaussure de sprint est la plus performante et la plus légère jamais créée par la marque aux trois bandes. Elle est inspirée par les chaussures que portaient des athlètes comme Lina Radke et Jesse Owens au début du 20ème siècle durant les JO d’Amsterdam et Berlin. En portant le modèle “Pro Evo 1 Pharrell Earth” (son modèle quoi), Pharrell bouclait une boucle historique tout en rejoignant, voire, validant, le running spirit. Tous les adeptes de la course à pied ont assurément remarqué son choix de souliers.
Ce qui me conduit au point suivant : les runners sont les nouveaux critiques de mode, ascendant sneakerheads.
The new critics
Mon amie-qui-court-tout-le-temps à moi m’expliquait récemment qu’il est nécessaire d’acheter ses chaussures de course une pointure au dessus. Cela m’a intrigué, bien sûr, parce que je fais pareil pour les mules - afin que mon talon ne dépasse pas. Au fil de notre conversation, je l’écoutais parler des équipements de course avec un niveau de technicité dont j’ai rarement été témoin. Même en interview, même en backstages, même dans une note de collection techwear,… D’où sortait-elle toutes ces informations ? Elle ne parvint pas à me donner de sources précises. Ses savoirs acquis en discutant avec un vendeur, en écoutant un podcast ou en regardant une vidéo Youtube tout en scrollant tel et tel compte Instagram étaient devenus des savoirs naturels. Alors, j’ai mené l’enquête sur Google.
Premier signe de ce retour en force de la rue comme espace commun à taux de fréquentation élevé : le marché des sneakers pour femmes n’a cessé de s’accroitre, au point que Business Of Fashion se demande quelle sera la prochaine “Samba” et que Highsnobiety affirme que Dries Van Noten veut concurrencer la même Samba en créant sa propre basket à bout arrondi. Même Louis Vuitton s’y met, avec le lancement d’une chaussure baptisée “sneakerina” ; néologisme signifiant que c’est une sneaker fine comme une ballerine. En somme, tout ce que vous voulez tant que vous pouvez marcher longtemps avec ;
Preuve que la running culture est une tendance de fond dans la mode contemporaine : durant la dernière Fashion Week, le salon Who’s Next organisait un showroom de jeunes créateurs en partenariat avec l’ANDAM baptisé “RUN”. La terminologie de la mode est impactée. Mais, accordons lui l’antériorité : les coureurs ont grandement emprunté au lexique de la mode pour se constituer leur propre vocabulaire, à commencer par les ‘running addict’ qui se définissent de la même manière que les ‘fashion addict’ et adoptent leurs comportements sur les réseaux sociaux ;
Youtube est ainsi rempli de commentateurs/critiques/crash-testeurs de chaussures de course comme Edd Bud et Ben Parkes dont les vidéos font des centaines de milliers de vues, ou encore Running Addict en France. Sur Instagram, le média RUN'IX, qui évalue les sneakers et communique sur l’actualité des marathons, rassemble plus de followers que l’athlète et recordman Jimmy Gressier. Exactement comme dans la mode, où les influenceurs fédèrent davantage que les designers ou experts. Au sein du vaste champ de la communication sur l’habillement, leurs sneakers’ reviews ont la particularité d’être objectives. Les accessoires qu’ils évaluent ayant une fonction pratique, ils ne peuvent limiter leur commentaire à des considérations esthétiques. Ces reviews sont nécessairement engagées afin de fidéliser un auditoire qui privilégiera toujours la pratique du sport aux accessoires des marques de sport. C’est un peu comme au 20ème siècle, lorsque la mode était perçue comme un art du quotidien nécessairement ouvert à la critique pour s’améliorer.
La rue, véritable runway
En 1988, on recense en France plus de deux millions de coureurs. En 2024, on en a recensé 10 millions supplémentaires.
Dans son livre “Les enfants d’Achille et de Nike. Une ethnologie de la course à pied ordinaire”, Martine Segalen tire la conclusion que le running est un spectacle vivant. Entre société du spectacle à la Guy Debord et jeu des apparences d’Erving Goffman, l’ethnologue démontre la modernité de la course à pied en milieu urbain. Selon elle, et comment ne pas être d’accord, cette pratique est à la fois un moyen de témoigner publiquement de son mode de vie orienté sur le wellness, d’affirmer son corps dans l’espace public mais, aussi, de faire le show. Consciemment ou non, courir en ville revient à se mettre en scène en public. Depuis que les marathons sont relayés sur les réseaux sociaux et à la télévision, tous les ingrédients du spectacle sont effectivement réunis. D’ailleurs, les marathons urbains, qui ont lieu dans les grandes capitales culturelles, dont Paris et New-York, sont des shows semi-publics où les corps qui se mettent en scène défilent (à toute vitesse) dans des tenues extra-ordinaires. Les similitudes avec la Fashion Week sont nombreuses. L’analogie a d’ailleurs atteint son paroxysme au défilé Avavav lors de la Fashion Week de Milan en septembre 2024. À chaque passage, les mannequins effectuaient un sprint sur le podium (qui n’était autre qu’un stade), pour dévoiler à toute allure une collection en collaboration avec adidas.
La rue est ainsi le nouveau podium où la course, en tant que performance physique extra-ordinaire, est le spectacle (gratuit) le plus facilement observable. Courir est devenu un tel show en soi que, lorsque Anok Yai décide de courir sur le podium du défilé Vetements printemps-été 2025, elle ajoute du spectacle au spectacle. La presse a tant relayé ce micro-évènement que c’est à se demander quelle aurait été la couverture médiatique du défilé si la mannequin n’avait pas perdu sa chaussure en bout de piste.
Malgré cette ultra-visibilité physique et numérique, je crois que le running n’en reste pas moins une sous-culture. Il est certes massivement observable mais n’est maîtrisé que par les véritables pratiquants. C’est précisément ce contraste entre ultra-visibilité et monopole de la maîtrise par un groupe d’individus qui lui confère son statut de pratique spectaculaire. Les runners sont visibles de tous mais se reconnaissent entre adeptes et savent faire la différence, grâce à leurs pratiques et leurs parures qu’ils exhibent tel un véritable lifestyle de méritants. Un peu comme quand les punk critiquaient Vivienne Westwood et ses vêtements inspirés des punks mais ultra-luxe et ultra-chers (au point que certains punks les volaient en boutique, en signe de protestation). Cette fois, il y a ceux qui imitent le style des coureurs et ceux qui courent pour de bon. Quoi qu’il en soit, le running influence la mode autant que le streetwear des années 90 avant lui. La rue est de nouveau l’épicentre d’un style de vie où sport et après-sport occupent une place centrale dans le streetstyle.
Hyper pertinent ce sujet (tellement d’actualité)