Broligarchie : comment la Fashion Week Homme (re)définit le système ?
Spoiler : la mode féminine vient de prendre une leçon de sororité
Broligarchie is trending ! Pharrell et Nigo en collaboration chez Louis Vuitton, un gang de motards chez Fursac, Anthony Alvarez de Bluemarble qui rend hommage à son grand-père, le clin d’oeil de Kim Jones à Alexander McQueen,… La broligarchie de la mode est peut-être la seule énergie masculine dont on a besoin. Non ?
Pour rappel, le terme “broligarchy” nous vient, comme bien souvent, de la presse anglophone qui a identifié le phénomène quelques jours avant la seconde investiture de Donald Trump à laquelle Mark Zukerberg, Elon Musk et autres empires de la tech ont assisté. Une contraction de « bro » (apocope de « brother ») et « oligarchie » pour mettre en mot un système pas si nouveau mais nouvellement décomplexé : la gouvernance entre hommes ayant des affinités culturelles, sociales et politiques. Comprendre : les potes au pouvoir. Même si, dans le fond, tout est politique, qu’est-ce que cette broligarchie peut bien avoir à faire avec la mode ? La réponse en une Fashion Week (Homme, bien sûr).
Tout commence avec le défilé Louis Vuitton Homme. Cette saison, Pharrell a réalisé la collection en collaboration avec le créateur Nigo. Pour se souvenir de cette création à deux têtes, ils ont littéralement apposé leurs têtes en motifs sur des sacs et hoodie zippé. Cute. Et, tandis que la scénographie s’était transformée en véritable boutique LV à la fin du défilé, ils sont sortis saluer les invités bras dessus bras dessous. Encore plus cute. Autant mettre les choses au clair : je suis très émue par l’amitié entre Pharrell et Nigo qui s’admirent mutuellement depuis plus de vingt ans. Je crois même que le rêve de Pharrell serait qu’ils reproduisent chez Louis Vuitton quelque chose à la Billionaire Boys Club. Leur label au nom prémonitoire fondé en 2003. Quoi qu’il en soit, je jalouse un peu ces manifestations d’amitiés débordantes. Pharrell, et c’est tout à son honneur, encense le travail de créateurs - dont Nigo - dans ses interviews. Il cite de nombreux artistes contemporains dans ses prises de parole, se rend aux défilés de ses amis ou collègues, applaudit et, parfois, tente carrément d’initier des standing ovation, comme lors du défilé Kenzo printemps-été 2024. Ce lundi 21 janvier, je regardais (en live) Pharrell et Nigo marcher sur le podium en me disant que les hommes derrière leurs écrans avaient soudainement accès à un modèle de friendship vraiment cool. (Leçon n°1 : travailler avec ses potes)
Quelques jours plus tard, chez Bluemarble, Anthony Alvarez a proposé un défilé dont la scénographie était inspirée des goûters de son enfance. Une collection qui célèbre l’importance des relations intergénérationnelles, notamment en faisant défiler un mannequin tenant la main à un petit garçon. Puis, Anthony a salué la foule vêtu d’un hoodie sur lequel une recette de cuisine de son grand-père était imprimée. Mega cute. (Leçon n°2 : célébrer publiquement sa filiation)
Ensuite et en front row chez Dior Homme, on retrouvait les créateurs britanniques Giles Deacon et Neil Barrett qui étaient venus soutenir leur ami Kim Jones dans sa dernière collection. (Leçon n°3 : toujours ramener ses +1). Pour ce défilé, le directeur artistique a choisi d’ouvrir la marche des mannequins au son de ‘McQueen : Timelapse’. Un morceau réalisé par Michael Nyman pour le documentaire sur Lee Alexander McQueen sorti en 2019. Quand on sait que McQueen a rêvé de la maison Dior, ou du moins de la liberté d’expression et financière dont jouissait John Galliano durant ses années Dior, l’hommage devient évident. Dramatique, mais évident. (Leçon n°4 : s’inscrire dans un héritage iconique)
Puis, chez Kidsuper, Colm Dillane a dévoilé une collection mise en scène par l’artiste Daniel Wurtzel, une collaboration avec le label BAPE (fondé par Nigo), une collection capsule avec Yohji Yamamoto ou encore des pièces tailoring réalisées par Kody Phillips. Au total, sur les 6 collaborations qui composent la collection, une seule implique une femme : le final du show chanté par Ekaterina Shelehova (Leçon n°5 : privilégier ceux qui nous ressemblent). Le communiqué de presse précisait que “le talent de Dillane pour la collaboration est au cœur de l'ADN de KidSuper” et que “cette saison ne fait pas exception.” En fait, cette saison ne fait exception pour aucune marque, car le versant masculin de la mode a pour principe fondateur l’esprit collaboratif.
Petit rappel historique :
Depuis que la mode s’est faite mode contemporaine aux alentours des années 1950, elle est devenue un super-business attirant investisseurs, banquiers d’affaires et groupes cotés en bourse. Femmes et hommes du secteur sont devenus des professionnels de mode bankable, de temps à autres accusés de reproduire un biais sexiste qui favorisait des hommes aux postes de pouvoir, dont le très convoité job de directeur artistique. Les quotas parlent d’eux-mêmes, certes. Et les dernières nominations au jeu des chaises musicales auraient du mal à les contredire. Malgré cela, la Fashion Week Homme, apparue en 2012 - soit 68 ans après la première Fashion Week Femme (qui a vu le jour à New York en 1944) - a été un laboratoire expérimental. Grâce aux enjeux commerciaux quelques temps décontractés, la semaine de la mode masculine a accueilli nombre de talents émergents, dont les créatrices Jeanne Friot et Grace Wales Bonner.
[Fin du rappel]
Mais, en une décennie, la Fashion Week Homme est parvenue à créer une attractivité équivalente à celle qu’exerçait la mode féminine, notamment grâce aux mastodontes qui s’y sont installés telles les lignes Dior Homme, Celine Homme, Louis Vuitton Homme, etc. Très vite, les créateurs ont composé avec leurs propres codes et avec une seule préoccupation : comment créer une collection de luxe qui allait convaincre cette nouvelle cible masculine ? Première option : en s’associant aux marques qui séduisaient déjà les hommes et qui seraient ouvertes à la collaboration. À savoir : Suprême, Stussy, Palace, Clot,… Le tout en prenant pour égéries des artistes célèbres qui avaient déjà entamé la promotion des marques de luxe dans leurs oeuvres (musicales), comme Kanye West, Pharrell Williams ou encore A$AP Rocky. L’autre option était de s’inspirer de la mode japonaise qui mise davantage sur le travail collectif et le vêtement que sur l’aura d’un créateur star telles Sacai, Yohji Yamamoto, Comme des Garçons,... La mode homme, puis sa Fashion Week dédiée, sont ainsi nées d’un croisement des gens et des genres dans le but d’aboutir à un système global, hétéroclite et autonome. Une vision holistique de la mode, inspirée par des personnalités qui se sont faites de bric et de broc comme Dapper Dan - au point qu’Alessandro Michele finira par être obligé de lui rendre un hommage publique chez Gucci.
Outre ce bad buzz, dans l’ensemble, l’esprit d’équipe est au beau fixe - et ce depuis longtemps. En 1983, Elio Fiorucci, étonnant précurseur de la vague street art, collabore avec Keith Haring pour décorer les boutiques Fiorucci. En 1997, le quatuor du label FUBU collabore avec le rappeur LL Cool J. En 2001, Marc Jacobs, alors directeur artistique de Louis Vuitton, fait appel au street artist américain Stephen Sprouse pour revamper le logo de la marque sur ses sacs. Les lettres taguées effet néon sont depuis devenues iconiques. En 2009, Giorgio Armani collabore avec Francesco Vezzoli. Citons également Damien Hirst qui revisite le motif “Skull” de McQueen en 2013. Off-White, le label fondé par Virgil Abloh, qui collabore avec le new-yorkais Heron Preston en 2017. Takashi Murakami qui collabore avec Louis Vuitton en 2001 puis avec Off-White en 2018 avant de re-collaborer avec Louis Vuitton en 2024. Alessandro Michele et Demna qui samplent leurs collections respectives chez Gucci et Balenciaga en 2021. Kim Jones qui, en 2022, pour célébrer le 25ème anniversaire du sac baguette Fendi (inventé par Silvia Venturini Fendi en 1997), fait appel à Marc Jacobs. Virgil Abloh qui collabore avec Nigo en 2019 chez Louis Vuitton. Nigo qui collabore avec Pharrell en 2025 chez Louis Vuitton. La liste n’est pas seulement non exhaustive, elle est interminable.
À cet esprit brotherhood originel, s’est ajoutée la nécessité pour les marques de mode masculine de se définir stylistiquement une fois qu’elles ont disposé de leur propre temps fort. Les designers ont alors élaboré un véritable univers de tendances à partir de ce qu’ils connaissaient de la mode masculine par delà le secteur, à savoir : le streetwear, la sapologie, l’office wear, le tailoring, le sportswear, les cow-boys, les superhéros,... Tout ce que l’on voyait ailleurs dans la culture (sportive, d’entreprise, cinématographique, littéraire,…) nous est soudainement apparu, non plus comme de la mode, mais comme de la mode homme. Chaque référence de collection était commune par essence puisqu’elle répondait à des normes culturelles communes. C’est ainsi que l’on s’est aperçu que la mode contemporaine (masculine) était un truc d’hommes, déjà ultra-visible dans la société avant même qu’elle possède son propre calendrier des défilés.
La preuve, cette saison, avec le storytelling limpide du défilé Fursac : des hommes fans de bécanes qui se retrouvent le soir entre potes dans le 1er arrondissement de Paris après une journée de travail pleine de rebondissements. Par un stylisme cohérent d’une silhouette à l’autre et des références aux années 80 chargées de pin’s et autres accessoires de ralliement, l’effet boys club de niche nous sautait à la figure. J’avais envie d’en être. (Leçon n°6 : s’inspirer de la culture générale) À tel point qu’en sortant du défilé, je me suis fait une réflexion : cette collection serait impossible à reproduire dans l’univers de la mode féminine. Il n’y aurait aucun équivalent à la mode femme.
Quel crew iconique avons-nous ? Les nones ? Les infirmières ? Les maîtresses d’école ? Les duos de besties qui se séparent dans un drama géant filmé par une télé-réalité ? Les girls band dont on apprend qu’elles se détestent en coulisses parce qu’elles ont été formées par une dance academy qui les force à vivre et travailler ensemble tant qu’un contrat le stipule ? Les soeurs Halliwell se disputent à cause de leurs compagnons et les Desperate Housewifes s’écharpent dans la presse. Les Supers se disent à peine bonjour dans le documentaire qui leur est consacré. Même le quatuor de Sex and The City n’a pas survécu à un reboot. Sans parler de Blair et Serena qui n’ont jamais vraiment été amies.
J’ai cherché à quelle crew ou objet culturel pourrait s’identifier la mode féminine, sans succès. L’univers féminin est cantonné à des références de groupes abstraites, où la cohésion passe uniquement par une harmonie esthétique et visuelle, à la Balmain Army. Les points de contact sont absents. La preuve, une silhouette typiquement féminine est dite ‘floue’. Seules les Chloé girls de Chemena Kamali offrent un léger contrepoint métaphorique. Mi-nymphes, mi it-girls des 70’s qui se soutiennent dans leur droit à s’habiller comme des gypsetteuses. Mais, on le sait, le vêtement en lui-même ne suffit plus à fédérer. Or, la mode féminine est avant tout une affaire de vêtements. Elle s’est construite en parlant de corps, de couture, de techniques, de cliente VIP et d’expressions artistiques d’un temps révolu. Alors que la mode masculine, en tant que secteur d’image autonome, est apparue au moment où le monde voulait entendre parler de brassage culturel, de confort, de phénomènes de pop-culture, de célébrités et de no-gender. Ce n’est pas un hasard si la mode ‘unisexe’ connaît son pic de popularité en 2012, soit l’année même où la Fashion Week Homme est créée. Depuis son avènement, nous n’avons qu’elle pour modèle car c’est précisément cette Fashion Week qui a fait entrer la mode dans sa phase contemporaine : celle de blockbuster culturel. Le tout en challengeant la mode femme qui a dû redoubler d’efforts et d’inventivité pour atteindre le même niveau1. Sounds familiar ?
C’est en réponse à cette adaptation au système que Maria Grazia Chiuri a entamé la transition féministe de Christian Dior. Surtout à partir du moment où la directrice artistique a fait payer des droits d’auteur à Chimamanda Ngozi Adichie afin de reproduire le titre de son discours “We should all be feminists” sur des t-shirts. Après quelques saisons, on a préféré parler de sororité, MGC la première. Mais, dans la pratique, la sororité est un concept à focale réduite, loin de l’idée promue par Robin Morgan.
Dans l’état actuel du monde, elle se résume à peu près comme ceci : 1) la sororité est bien souvent intéressée version win-win ; 2) peu de femmes sont en mesure de la pratiquer ; 3) seul un certain type de femmes en bénéficient.
Par exemple, à l’échelle de Maria Grazia Chiuri, elle a pu promouvoir des artistes femmes via les scénographies de défilés, mettre en avant des athlètes et performeuses durant ses shows Dior et même permettre à sa fille (qui a obtenu un doctorat pour en arriver là) d’occuper un poste à très hautes responsabilités au sein d’une multinationale du luxe. Cependant, les femmes mises en avant étaient déjà célèbres (telle l’artiste américaine Judy Chicago), ou bien elles étaient célèbres et décédées (comme les collections hommage à Mizza Bricard ou Frida Kahlo). Tout était calculé afin que l’acte collaboratif ne repousse pas son initiatrice sous le plafond de verre. Il est tellement difficile (ou temporaire) pour une professionnelle d’atteindre le sommet, que la visibilisation est victime de gatekeeping. Ainsi, même lorsqu’une femme parvient à faire des trucs d’hommes, elle est rarement en mesure de jouir pleinement de son pouvoir parce qu’elle n’en a pas le réflexe. Réflexe qui, de surcroît, ne s’apprendra pas dans les archives de la maison, quand bien même elle a été fondée par une créatrice. Une remarque qui nous conduirait à des questions de responsabilités dans le processus d’héritage et de transmission.
Jamais, durant le mandat de MGC (qui, avant Dior, avait été à la tête de Valentino en compagnie de Pier Paolo Piccioli), on a assisté à une collaboration entre femmes créatrices de mode. Aucune alliance envers et contre tous de type Alexander McQueen et Philip Treacy, John Galliano et Steven Robinson, Demna et Guram Gvasalia, etc. Juste, une sororité complètement hermétique au travail de toutes les concurrentes directes et à laquelle toutes les concurrentes directes étaient hermétiques. Pourquoi ? Parce que ce n’est ni l’histoire des femmes, ni celle la mode.
Que l’on pense à Elsa Schiaparelli avec Salvador Dali, Gabrielle Chanel (qui ne manquait jamais de tacler ses consoeurs) avec Jean Cocteau, ou encore à la matriarchie Fendi qui ne s’est pour l’instant jamais passée d’un homme, de Karl Lagerfeld à Kim Jones,... Toutes ont automatiquement imposé une mixité de genre que l’on retrouve dans les duos de type Michèle Lamy et Rick Owens, Luke et Lucie Meier chez Jil Sander, Nicolaj et Ditte Reffstrup chez Ganni, AndreasKronthaler et Vivienne Westwood, Miuccia Prada et Raf Simons, Anna Lundbäck Dyhr et Frederik Dyhr chez Joseph, Gianni et Donatella Versace, etc. Autant voir ces alliances iconiques comme un rappel que hommes et femmes sont faits pour s’entendre…
…Pendant que les rapports de force demeurent typiques des relations entre femmes. Et ainsi, que ce soit du côté de la création ou de la réception, on manque cruellement de modèles. Le sentiment d’appartenance à un groupe par le vêtement se limite au sentiment d’appartenance à un groupe de luxe qui possède la marque dont on achète les vêtements. La mode féminine attire l’oeil tandis que la mode masculine touche au coeur. Il n’y a qu’à voir l’excitation que provoque un small talk entre deux célébrités assises en front row pour comprendre que la complicité est un évènement exceptionnel et que ce n’est de la faute de personne si ce n’est du système.
Suffirait-il alors de changer de mot pour changer les choses ? D’arrêter d’employer le terme de “sororité” quand (si) deux femmes collaborent et de parler, comme les hommes, de “collaboration” ? Est-ce que la sororité promue dans la mode grâce à l’influence de Maria Grazia Chiuri a vraiment fait évoluer le secteur ? Finalement, ne gagnerions-nous pas du temps à être d’accord avec Mark Zukerberg qui suggère d’injecter plus d’énergie masculine dans les entreprises ? Pas toutes les théories d’égalité de genres revendiquent un monde inspiré du modèle masculin, dont il faudra à terme se défaire pour que l’air soit vraiment pur (cf.Silvia Federici). Mais, en attendant, suffirait-il d’agir comme les hommes en adoptant leurs codes puisque, visiblement, ça fonctionne ? Les créatrices ont su intégrer les tendances masculines (streetwear, cow boy, tailoring,...) à leurs créations, elles peuvent bien intégrer le système. La Fashion Week Homme n’est plus le laboratoire de la mode qu’on a longtemps décrit. Elle est une porte entrouverte sur les coulisses d’un système qui fait rêver jusqu’aux professionnelles de mode. Un véritable modèle à suivre. Broligarchie pour tous, et toutes.
*Même si certaines inégalités inversées persistent, notamment la plus faible notoriété des mannequins hommes.