La mode nous met-elle dans une position inconfortable ?
Balenciaga, Prada, Dior Homme,… Les campagnes de mode célèbrent la rentrée sur un ton passif-agressif. Décryptage.
Il n’y a pas que les médias qui vivent au rythme des marronniers (ces thématiques saisonnières) car il n’y a pas que les médias qui sont des médias puisque, de nos jours, tout est média. Une personne, un compte TikTok, une marque, une newsletter,… Bref. Pour la rentrée de Septembre, le marronnier gagnant est le retour au bureau avec la fameuse reprise du travail là où on l’avait laissé. Un syllogisme implacable qui fait perdre un peu d’originalité aux images des campagnes des marques de mode que l’on découvre ces derniers jours. En revanche, chacune d’elles révèle des paradoxes qui en disent long sur notre société…. Fatiguée.
Tous les mannequins sont assis ! Chez Rokh, la marque fondée par un ancien du studio de Phoebe Philo, Rokh Hwang, plus personne ne bouge. De la campagne pour sa collaboration avec H&M en avril dernier à ses ‘fitting note’ sur Instagram, la chaise lui sert à prolonger son esthétique toute orientée sur l’office culture. Mais Rokh et les autres marques ont pourtant connu un changement de position stratégique en mars 2020. Pendant le Covid-19, dans les campagnes publicitaires, la pose allongée, les lits et les sofas étaient sur-représentés. Inspirées par le (pas si) nouveau mythe d’un exode urbain, les images évoquaient le grand départ vers une vie de télétravail et de pains faits maison de campagne récemment rénovée.
Quatre ans plus tard et sans surprise, retour à la réalité citadine. Métro-boulot-dodo. Entre temps, pour faire passer la pilule bleue, les employé.e.s de la planète ont tout de même négocié leur environnement de travail en s’attaquant au mobilier, à commencer par des sièges en tout genre adaptés à leurs lombaires.
La chaise (de bureau), donc, à la fois présente à domicile et en extérieur dans nos open space, est devenue un objet de l’extime qui a lui-même fait l’objet d’une discrète mobilisation des classes laborieuses pendant les confinements. Si, en 2020, la pose allongée dominait un imaginaire de mode expectatif, en 2024, les mannequins se sont redressés de moitié pour mieux incarner la semi-passivité du ‘retour à la normale’. Symbole moderne de nos emplois sédentaires, l’assise inconfortable est donc récupérée par les campagnes de mode de Septembre comme le seul élément nécessaire à la compréhension du thème “c’est la rentrée il est temps de renouveler votre vestiaire formel pour vous rendre au travail.”
Si l’on se concentre sur la campagne Prada, le style tailoring dominant évoque bien sûr un environnement professionnel de type cadre dynamique. Bien que de haute voltige, les pièces floues portées par les trois mannequins sont relativement passe-partout. Elles agissent comme de simples touches de couleurs au sein d’un décor qui, lui, est aseptisé. Pour une raison évidente en 2024 : ces campagnes visibles par le monde entier 3.0 se doivent de minimiser au maximum les références socio-culturelles régionales. Exit les décorations trop identifiables. Et je passe ici sur les liens théorisés par la chercheuse Daniela Novelli entre aseptisation des photographies de mode et volonté d’intensifier la blanchité. Même le mobilier d’intérieur créé et vendu par certaines de ces marques n’apparait pas sur leurs campagnes de rentrée des classes. La mode, la mode, la mode mais pas n’importe laquelle. Celle qui peut aussi bien convaincre une lycéenne à Bordeaux de casser sa tirelire pour un rouge à lèvres Monochrome qu’une cadre supérieure à Séoul d’investir dans le sac Buckle en veau velours.
Tout ce discours non-verbal ultra-corporate n’arrive cependant pas à la cheville de la newsletter filgood de votre CE. Car, en terme d’analyse d’images, ça manque clairement de tonicité. Si l’on compare ces campagnes avec celles produites durant les années 60 (période de création du prêt-à-porter, de la minijupe qui libère les jambes, des soutiens-gorge innovants qui libèrent le buste, de la célébration du sportswear etc), la sédentarité liée à nos vies toujours plus centrées sur nos emplois en est presque sinistre. Durant les swinging sixties (le nom, déjà, est évocateur), les campagnes des marques dévoilaient des corps toniques qui bougeaient partout. Même couchés sur papier, ils étaient en quelque sorte pressés de vivre - et ce jusqu’au point de bascule en 1990. Soit six ans après le discours de François Mitterand déclarant que “le prêt-à-porter est le prêt-à-vivre”.
J’en veux pour preuve cette campagne Courrèges Homme datant de 1981. La modernité, ce n’était pas du tout le costume, mais le sportswear coloré qui était le nouveau symbole de la vie active tournant le dos à ce vieux monde étriqué interprété par les hommes en costards de l’arrière plan.
En remontant le temps dans les campagnes DIM, Sonia Rykiel et consoeurs du prêt-à-porter, les corps-modèles n’étaient pas seulement actifs ; ils étaient aussi insérés dans des lieux identifiables. Par exemple, chez Dorothée Bis, la mannequin devenait pilote de course le week-end. Toujours en extérieur, on devinait des espaces géographiques précis qui donnaient un ancrage culturel fort à la marque sans empêcher l’essor d’une clientèle internationale. Au contraire, c’est même ce qui a incité les marques de luxe à ajouter une corde à leur arc haute couture.
Ce n’est pas la nostalgie (d’une époque que je n’ai même pas connu) qui guide cette comparaison. Non, cette dernière a tout à voir avec une légère inquiétude face à la glamourastion critique d'une culture du travail toujours plus invasive. “Glamourastion critique” car la mode ne participe pas seulement à cette esthétique politiquement intéressée mais philosophiquement contre-productive. À sa manière toute feutrée, elle la dénonce.
Ainsi, dans les campagnes de mode prêt-à-porter de luxe de cette rentrée, le vêtement devient le seul référent culturel (hors chaise ou tabouret). Il se meut en VRP d’une culture capitaliste qui ne s’embête même plus à nous suggérer de nous vêtir pour une activité non-professionnelle. L’installation de tapisseries, PC, lampe de banquier ou tout autre élément de décor témoignant d’une attention scénographique n’aurait rien changé au résultat. En somme, ces campagnes protestent en devenant des partisans du moindre effort. Ce qui donne un mélange étonnant entre concentration sur le produit (depuis le temps que les professionnels de mode réclamaient ce retour vers le futur) et, envers du décor, aseptisation totale. La neutralité des images des campagnes publicitaires se confond désormais avec les packshots des sites de e-commerce. Voilà donc où nous aura conduit le discours visant à revaloriser l’importance du produit : au produit. En tant qu’industrie culturelle, on aurait dû se préserver.
:(
Un malheur n’arrivant jamais seul, il se trouve que la mode contemporaine présente des prédispositions au cynisme qui ajoutent un niveau de lecture à ces images (le dernier, promis). En préambule, je rappelle que la photographie implique intrinsèquement une mise en scène : une fausse réalité qui rend seule la photo tangible. Une fois cette porte ouverte enfoncée, on peut aisément s’apercevoir que rien de ce qui est écrit dans cette newsletter n’a de valeur réelle puisque tout est faux. Dans ces campagnes de mode, on fait semblant. Les égéries qui jouent à l’employée de bureau n’ont pas des vies d’employées de bureau IRL mais de millionnaires. Le travail est sacralisé jusqu’à ce que les vacances de noël n’arrivent pour lui voler le haut de l’affiche (les marronniers, toujours). Et toute cette illusion du travail tombe à pic puisque ces campagnes ont pour coeur de cible une clientèle ultra-luxe qui ne travaille pas. Ainsi, grâce à la magie de la mode, de l’égérie à la consommatrice, on peut jouer au prolétariat ; à incarner des personnages qui, eux, se reconnaitront dans ces visuels de réalité augmentée inaccessible sauf pour un parfum (à Noël, peut-être ?).
Pire. C’est en maniant le vrai-faux de ces environnements de travail que les campagnes dont il est question ici s’adressent au plus grand nombre. Pour les plus chanceux, elles demeurent au stade de la mise en scène ludique. Pour les autres, elles sont des tragi-comédies glamour dans lesquelles on figure malgré nous. Le travail, qu’on le consomme ou non, est ce qui nous unit. Voilà une conclusion que j’aurais aimé ne jamais écrire.
Finalement, les campagnes publicitaires de l’époque Covid-19 avaient le mérite de la diversité. Fiction chez Gucci (comment oublier “Ouverture Of Something That Never Ended” réalisé par Gus Van Sant), visites de châteaux chez Chanel par Kristen Stewart, secret party chez Paco Rabanne,… Les hobbies personnels primaient ; offrant une vision d’ensemble hétérogène, confinée mais volontaire, où le travail était une activité accessoire. Or, en 2024, le travail est redevenu ce qui sert à vendre (ou à acheter) des accessoires. Face aux images d’archives colorées, situées et diversifiées, le présent paraît bien las. En studio, sur fond de mur blanc ou pastel (les teintes du non choix, dixit Michel Pastoureau) et vissé sur des chaises… La mode, miroir grossissant le plus regardé au monde, est-elle en train de lancer l’alerte ? Quel est ce reflet hyper-réaliste que les marques nous renvoient ? Est-ce bien la vie passive dont on rêvait ?
Quand même Prada donne le signal, c’est qu’il est temps de se mettre vent debout.
Merci pour cette brillante analyse qui laisse un petit goût amer dans la bouche. Le travail (pas toujours vécu dans la joie), ce qui réunit la majorité du monde : quelle tristesse.
Je me demande si la pose de la mannequin Miu Miu n’évoque pas aussi le quiet quitting, avachie dans sa chaise et visiblement attendant l’heure de quitter celle-ci.
J’attends la suite avec impatience !
Excellent article. Même le chic héroïne n'a jamais eu de mannequins aussi ennuyeux, comme s'ils attendaient les résultats d'un examen médical. Je ne me souviens pas d'une campagne aussi ennuyeuse, en fait.